Etats-Unis

Un cargo arrive à Savannah

Un cargo arrive à Savannah

Deux jours après avoir quitté New York, le porte-conteneurs Widukind s’annonce au large de Savannah (Georgia), superbe petite ville coloniale du sud des Etats-Unis. Soit une route de 669 milles, 1 239 km.

 

Chapeau l’artiste. En moins de trois heures, le pilote a guidé le porte-conteneurs de 221 mètres, au milieu d’un chenal long de 32 kilomètres, aussi large qu’une départementale et plus tortueux que les boucles de la Seine. Mieux : histoire de ne pas céder à la facilité, cet as du sillage millimétré a bouclé sa démonstration au plus sombre de la nuit, entre 2 heures et 4h30, lorsque les loupiottes rouges, vertes, blanches se mélangent dans un joyeux fouillis de lumières qui annoncent la proximité de la ville.

Son arrivée en plein Atlantique sur la passerelle de commandement pour guider les derniers milles du navire ressemblait à un plan western. « Morning everybody, I’m Gregory Carter, pilot of Georgia Port Authority. Call me Greg ! ». « Bonjour Monsieur ! Heu…, hello Greg ». La quarantaine, une carrure de quarterback qui aurait oublié d’ôter ses protections d’épaules, plus de 2 mètres, un téléphone dans chaque main façon cow-boy 2.0 et une voix de baryton qui lève le doute sur la règle à suivre. Le boss, c’est moi. Il le fut, avec maestria. Chaque méandre a été négocié en souplesse, augmente un peu la vitesse, modifie légèrement le cap, tout doux les machines, relance, vire de quelques degrés… Magnifique valse à mille entrelacs. Ecouter, regarder, admirer.

Le porte-conteneurs amarré, Greg a demandé une assiette, poulet c’est parfait, avec des frites, génial, and Coke, please. Avalée en solitaire comme on fait dans le coin sombre du saloon. Puis il a filé, le job était fait. Moins d’une heure plus tard, les grues géantes ont commencé leur ballet. Décharger, charger. 926 containers à l’arrivée, plus d’une centaine à déposer, 995 pour repartir. Les quatre passagers et les dix-neuf membres d’équipage ont cinq heures pour découvrir Savannah (Georgia), perle du Sud des Etats-Unis, ancienne reine du coton, creuset des nostalgies américaines.

 

Vingt-deux parcs et jardins

La ville (147 000 habitants) est réputée pour son art de vivre. Déjà, son cadre en jette. Au bord du fleuve, le centre historique a été dessiné par un général, James Oglethorpe, sitôt après l’arrivée des colons anglais, en 1733. Le schéma global de ces rues et avenues rectilignes assurant un quadrillage serré, ne pouvait être imaginé que par un militaire à l’esprit méticuleusement ordonné. Toutefois, Mars l’avait aussi doté d’une corde sensible, un jardin secret qu’il dédiait à la poésie, au plaisir des fleurs, peut-être à celui des amourettes. Alors, à intervalles réguliers, il sacrifia un carré d’habitation pour en faire un parc, un îlot de verdure ombragé. Savannah en comptait vingt-six, il en reste vingt-deux. Chacun sa statue, ses bosquets, ses allées de terre, ses bancs pour un brin de lecture ou le temps d’un premier baiser.

La grâce de Savannah tient également à ses maisons anciennes. Construites au XVIIIème et au XIXème siècle, ces demeures altières comptent deux ou trois niveaux, avec perrons ouvragés, terrasses garnies d’une balancelle, colonnades d’inspiration grecque, grandes fenêtres voilées de fine dentelle, balcons de fer forgé… On en dénombre 2 500 qui témoignent de la richesse passée des marchands et des seigneurs du coton dont les plantations comptaient des milliers d’esclaves. Miracle, ce patrimoine est resté intact, les trottoirs de Savannah ont gardé palmiers, magnolias et chênes centenaires aux branches garnies de mousse espagnole tombant en cascades, à la manière d’une élégante coquetterie. Alors, forcément, ces visions inspirent. Habitants comme visiteurs se mettent au diapason. Bicyclette pour (presque) tout le monde, rythme tranquille et plaisir de se saluer dès qu’on se croise, comme de vieux voisins se souhaitant une belle journée. Comment pourrait-elle être autrement ? On avait oublié que la simple courtoisie accompagnée d’un aimable sourire regonflent le cœur comme jamais.

 

Dauphins blancs, mouettes et pélicans

L’escapade à Savannah commence au centre-ville. Le marché artisanal, réjouissant, la cathédrale où chaque dimanche il y a foule, communautés noire et blanche main dans la main, River Street et son chapelet de bars, restaurants, boutiques de souvenirs. Puis, visite des cimetières alentours, tous grandioses et poignants (outre les victimes de la guerre civile, les épidémies furent dévastatrices), découverte de la plage sans fin de Sullivan, un régal, de l’île so chic de Tybee, non-millionnaires s’abstenir, enfin de Shen Creek, un bras du fleuve que se sont appropriés les « influenceurs » comme on dit sur les réseaux sociaux. Maisons en bois devenues bars rock, lounges dernier cri, estaminets pour marins assoiffés et tables reines du crabe et du poisson grillés. Si possible, venir avec son bateau, c’est plus classe. L’amarrer, sauter à terre, Sebago et chiens au pedigree de prince, commander une Budweiser (prononcer Bud) en appelant le serveur par son prénom. L’affaire plait puisque les dauphins blancs viennent nombreux fréquenter cette crique et offrir le show de leurs plongeons lisses et coordonnés, pendant que mouettes et pélicans entrent dans la danse. Les attablés trinquent, applaudissent et crient. Trop belle, la vie en Géorgie.

A un détail près : le dimanche, interdiction de vendre ou servir de l’alcool avant 12h30. En clair, avant l’ite missa est. Les puritains restent inflexibles. En revanche, pas de souci pour acheter un Colt à la boutique voisine. Grâce au ciel, la Providence s’en mêle, l’armurerie n’ouvrira que lundi matin.

 

Temple de la consommation heureuse

On peut aussi miser sur le shopping aux accents d’Amérique, à 20 minutes de là, au bout des pistes de l’aéroport international. Juste pour le spectacle. Direction Wall Mart, le centre commercial où toute bonne famille américaine accomplit ses dévotions hebdomadaires. Chacun son charriot géant, on ne relève la tête que lorsqu’il est plein à ras bord ! Le long des allées sans fin, c’est simple, il y a tout. Bicyclette, pharmacie, matériel de pêche, articles pour l’école ou le bureau, pneus, chaussures, parfums, lunettes, électro-ménager, téléphonie, sanitaires, jouets, vêtements (hommes, femmes, enfants), cosmétiques, linge de maison, dentifrices (une quarantaine de formats et marques)… Vraiment tout. Et un rayon alimentaire qui défie n’importe quelle envie. Pas tant par l’étendue de l’offre que par les quantités imposées : le pain de mie par dix paquets, la bière et les sodas en cartons de vingt-quatre, les couches en montagnes, la viande par kilos, les surgelés en sacs pour maçons, les pots de beurre de cacahuète par dizaine, etc. Le tout à prix mini, c’est l’idée. Une centaine de dollars et la famille est rassasiée jusqu’à la semaine prochaine. L’enseigne est tellement affutée aux astuces du marketing qu’elle met des navettes à disposition des marins en escale au port de Savannah.

A New York, le constat avait été édifiant : aucun des dix-neuf hommes d’équipage du Widukind n’avait mis le pied à terre. Aucun. Quand on leur en demande la raison, tous désignent leurs poches. Vides. La plupart sont Philippins, mais il y a également des Russes, un Letton, un Ukrainien, un Roumain, un Ouzbek, tous réunis autour du même devoir, ne pas écorner la paye (moins de 1 000 euros pour la plupart) qui nourrit la famille, finance l’école des enfants, alimente le rêve d’une belle maison. La crainte des agents de l’immigration contrôlant des faciès non-caucasiens a dû jouer. La preuve, à Savannah, six veulent profiter de la navette Wall Mart, temple de la consommation heureuse. Le t-shirt au logo de l’équipe de base-ball, 3 dollars, cinq chaussettes, même tarif, une casquette, une chemise et des sandales, 15 dollars le tout, ce sera top tendance dans les rues de Manille. Cadeau, Internet est gratuit à l’intérieur du magasin. WhatsApp permet d’appeler les parents, prends soin de toi, petit, la fiancée, bizarre, elle ne répond toujours pas, l’épouse qui fond en larmes, les enfants qui se disputent pour tenir le téléphone avec papa. Bonheur.

 

Un chanteur aveugle et noir

L’heure sonne, tout le monde à bord de Widukind. « Parfois, on se dit que ce bateau est notre prison », commente rigolard le capitaine Orencio Cortez, la cinquantaine, originaire de Cebu aux Philippines. « Toujours en poste, jamais à terre, pas le temps, pas l’argent, pas la tête à ça », ajoute-t-il. Un bateau, bureau, boulot, cachot. Mais pas un marin, aucun passager (ils auraient pu décider de rester à terre, rentrer ou attendre un prochain cargo) ne fait défaut à l’heure où il ordonne de lancer les machines.

Après avoir descendu la Savannah River sous les ordres d’un jeune pilote aux lunettes miroir, le cargo lesté de son millier de conteneurs, 30 à 32 tonnes l’unité, va mettre le cap sur Carthagène-des-Indes, la perle coloniale de la Colombie. Le calendrier fixé par l’armateur est strict, moins de trois jours pour filer plein sud en traversant les Bahamas puis en frôlant Cuba, Haïti et la Jamaïque.

En attendant, de chaque côté de Widukind défilent les façades historiques et les jardins soignés de Savannah. Depuis les anciennes plantations de coton montent les senteurs lourdes de la mangrove, des effluves de fleurs et d’herbe tendre. Elles portent l’âme du sud, la mémoire des temps enfuis et la mélancolie des amours perdues dont le souvenir fait chaque soir battre le cœur un peu plus fort. Sur le clavier d’un piano glissent les doigts d’un chanteur aveugle et noir

« The whole day through

Just an old sweet song keeps Georgia on my mind

Georgia on my mind »

 

 

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Par

JEAN-PIERRE CHANIAL

 

Couverture : Getty Images / iStockphoto