Cuisine

Cuisine sous influence

Cuisine sous influence

La Californie est à l’avant-garde d’une nouvelle cuisine… au cannabis. Chronique d’une tendance loin d’être fumeuse.

 

Gnocchis au beurre de marijuana, faux-filet et son chimichurri relevé au THC, légumes rôtis au miel infusé à l’herbe, Green Mac & Cheese… Leur point commun s’appelle Cannabis sativa indica (son nom scientifique), chanvre indien ou tout simplement cannabis. Et ces recettes herbacées disent en substance à ceux qui voyaient, par exemple, le retour à la cuisine de grand-mère comme la dernière tendance culinaire : “Regardez ailleurs. Plus loin !”

 

Huile au cannabis

Pot d’Huile

 

Direction Los Angeles, Californie. Là-bas, les chefs toqués de cette nouvelle cuisine “cannabis infused” évoquent d’une voix une tendance de fond, amorcée bien avant la légalisation du cannabis à usage récréatif (en 2016  en Californie). L’un de ces ambassadeurs, le chef Holden Jagger, explique : “Il pousse en Californie un cannabis de renommée mondiale : c’est donc naturel qu’elle soit devenue leader sur ce secteur, à la fois sur un terrain légal et sur les marchés non réglementés.” Précurseur, Jeff Danzer a été le premier à organiser des dîners clandestins explorant le cannabis dans l’assiette, sous le nom de “Jeff The 420 Chef” (“420” désignant en argot la consommation d’herbe). Ces dîners ont commencé à attirer l’attention des médias, puis d’un public de plus en plus large, faisant émerger l’idée d’un nouveau lifestyle autour du cannabis.

 

De la pop-culture aux pop up dinners

Depuis 2016 et la Proposition 64, loi qui autorise la consommation récréative de la marijuana en Californie, le mouvement s’est accéléré. De nouvelles perspectives s’ouvrent alors et la food scene californienne, au diapason, est avide d’intégrer à la cuisine la feuille hier défendue. Même le groupe Vice Media lance l’émission Bong Appétit, sur Munchies, une de ses chaînes de télévision sur internet. Chaque épisode voit un chef préparer un plat à partir de marijuana. L’émission dévoile l’art et la manière de cette cuisine : des techniques d’extraction des cannabinoïdes au stockage de l’herbe, à la question des saveurs, accords, dosages et effets recherchés… Un succès phénoménal qui a valu à Bong Appétit de se décliner en livre de recettes, paru en octobre 2018. Derrière sa couverture rose pâle, l’ouvrage fournit tous les conseils nécessaires pour devenir un parfait cordon vert. Mais au-delà de l’appropriation du sujet par la pop-culture, quelle réalité dans les cuisines des chefs ?

 

Couverture Bong Appetit

M. Nilsson

 

La cuisine infusée au cannabis apparaît timidement au menu de certains restaurants de L. A., comme chez Shibumi, où la feuille est frite en tempura, ou chez Gracias Madre, un restaurant mexicain où le CBD (cannabidiol) s’invite dans les cocktails. Mais la plupart expérimentent autour d’un autre format : les pop up dinners, ces dîners tenus en petit comité et sur réservation, s’inscrivant dans la continuité des dîners qui se tenaient avant 2016, à la lisière de la légalité. Parmi ces pop up dinners très prisés, le Bull & Dragon, ouvert depuis 2013, distille une haute gastronomie sous influence, concoctée par Aaron Ziegler, 35 ans : “Je me passionne pour la cuisine, les herbes et l’agriculture qui les produit. La fleur de cannabis en fait partie ! Et je recherche depuis le début de ma carrière les manières de l’intégrer à la gastronomie.” Ainsi, en incorporant les cannabinoïdes en micro-quantités pour qu’ils s’accordent aux saveurs de chaque plat et à leur ordre dans le repas, il offre aux convives une autre expérience du dîner : “La cuisine infusée est aussi là pour donner à l’ensemble de la soirée un autre relief, réimaginer l’un des moments les plus humains qui soit : le partage d’un repas.”

Chocolat au cannabis

Bong Appétit

Le chef Holden Jagger partage cette ambition et propose d’aller encore un peu plus loin. Pour cela, il a créé en 2016 Altered Plates, un “cannabis club” privé proposant un service traiteur. L’offre-signature est la suivante : un dîner qui joue sur l’accord mets-cannabis. Se définissant lui-même comme un “gangier” (une sorte de sommelier du cannabis), Holden Jagger considère sa mission avec le plus grand sérieux : “Avec les accords entre la cuisine et le cannabis, nous pouvons éduquer nos convives au terroir et au profil aromatique des différentes variétés. C’est un bon moyen de développer cette compréhension de la culture cannabis, de démystifier les idées reçues et de rétablir la vérité sur les effets des différents cannabinoïdes.” Ses dîners suivent un véritable rituel initiatique : du cocktail au dessert, l’accord mets-cannabis est au centre de l’attention, avec – avant ou après chaque plat, en fonction des arômes et effets recherchés – la dégustation d’un joint composé d’une variété spécifique de cannabis.

 

« Pensez à un plat, un péché mignon : il en existe certainement déjà une version infusée aux cannabinoïdes. Huile d’olive, kombucha jasmin-citron-THC, cookies, chips… tout y passe. »

 

Vanessa Lavorato, l’une des rédactrices en chef de Bong Appétit, s’est aussi penchée sur la question de la gourmandise et du cannabis. Inspirée par l’écrivaine américaine Alice B. Toklas, compagne de Gertrude Stein, qui livrait dès 1954, dans The Alice B. Toklas Cook Book, la recette du Haschich Fudge, un gâteau aux dates et à la cannelle relevé de sativa, elle a eu envie de créer Marigold Sweets, une confiserie de cannabis. Pas de “space cake” ici, mais de savoureuses truffes au chocolat infusées au THC.

 

Un outil politique stupéfiant

Si les produits dérivés au cannabis sont très présents sur la côte Ouest, c’est qu’avant de légaliser l’usage récréatif de la marijuana, la Californie légalisait dès 1996 son utilisation médicale. Pensez à un plat, une sucrerie, un péché mignon : il en existe certainement déjà une version infusée aux cannabinoïdes. Huile d’olive, kombucha jasmin-citron-THC, cookies, chips… tout y passe. Y compris la promesse d’augmenter son bien-être, de trouver le chemin de la détente… différemment. Aaron Ziegler regrette cet effet de surenchère : “Cela me pose problème, car l’objectif de ces snacks vise à annuler le goût et l’odeur de l’herbe plutôt que de s’assurer qu’ils sont intacts après leur transformation. Ce qui est à l’opposé de notre démarche de chefs !”

En parallèle de ce marché, les chefs qui s’intéressent de très près à cette cuisine continuent d’y voir un outil politique. Et un champ des possibles infini : “On est seulement en train de découvrir la partie émergée de l’iceberg et on est déterminés à explorer l’immense variété des cannabinoïdes, pour mieux comprendre et développer leur potentiel – et la manière de les valoriser”, explique Holden Jagger.

 

Pastilles au cannabisKiva Confections

 

En pionnière toujours, la Californie verra bientôt éclore le premier restaurant entièrement dédié à la cuisine sous influence, à Santa Monica. Baptisté The Herb, il est l’œuvre du chef Christopher Sayegh (aka The Herbal Chef), 27 ans, fervent ambassadeur de la cause. Un contexte qui devrait donner des idées aux autres États où le cannabis à usage récréatif est légal : le Colorado, l’Alaska, le Massachusetts, l’Oregon, Washington, le Vermont, le Maine, le Nevada…

Et en France ? Il faudra vraisemblablement attendre encore n peu pour assister à l’avènement du CBD… Et à la transformation, au restaurant, de la formule “bonne dégustation” en “bong dégustation”.

Lexique

THC

Molécule du cannabis et cannabinoïde de référence. Forts effets psychoactifs.

Prop 64

Loi adoptée fin 2016 qui autorise l’usage récréatif pour les majeurs. L’usage médical est légal depuis 1996. La vente, depuis le 1er janvier 2018.

Cannabinoïde

Molécule présente dans le cannabis. Il en existe près de 100 types/variétés différent(e)s.

CBD

Consommé pour ses effets calmants, il est le cannabinoïde le plus couramment utilisé dans les produits infusés au cannabis.

420

Code de ralliement, inventé par des ados de San Rafael en 1971, qui fait référence à l’heure à laquelle ils se retrouvaient sur le campus pour fumer.

 

Par

LAURIANE GEPNER

 

Photographie de couverture

BONG APPETIT