Algérie

Alger : nouvelle vague

Alger : nouvelle vague

Son patrimoine est richissime. Son histoire, complexe. Son avenir, en grands travaux. La capitale du plus grand pays d’Afrique investit le présent avec l’optimisme de sa jeunesse. Alger est fin prête. Ses habitants, aussi. Connaisseurs avertis de l'exaltante “ville blanche”, Mériem, Chérif, Karima et Rihana lèvent le voile sur une Alger intime, affranchie des clichés et en pleine éclosion.

Six heures du matin et déjà cette lumière, sans fard. Elle dévale des hauteurs de la ville jusqu’à la mer. Elle se glisse par les ouvertures d’un enchevêtrement urbain d’une densité inouïe, et pose ses ombres sur Alger, ou ses blancheurs. C’est elle qui décide du décor. Six millions d’habitants s’en protègent ou la défient : les vieux à l’abri des grands arbres, les jeunes en “tenant” les murs. Partout, la vie. C’est donc une lumière intense, humaine, aussi l’éloge d’une certaine douceur.

Il suffit de prendre l’un des quatre téléphériques pour en juger. Alger n’est pas une ville d’apparat ou d’artifices. Plutôt une sorte de mosaïque territoriale où les zones résidentielles cotées jouxtent les quartiers improbables. Partout l’urbanisme répond par la fièvre de l’urgence à la poussée démographique. Jeunesse, dynamisme, envie d’entreprendre, de créer. Alger pétille. Alger renaît. Mériem, notre guide, en perd son souffle : “De Telemly à Hydra en passant par Alger Centre, on voit ouvrir des brocantes, des cantines chics, des adresses déco, des pâtisseries fines. Le quartier branché de Sidi Yahya monte en puissance avec des bars à sushis, tacos, céréales ou smoothies, des salons de thé, des boutiques de mode. Le Perchoir, qui mixe sur quatre niveaux librairie, restaurant et café en rooftop affiche complet à toute heure”. La rue ne parle que des deux nouvelles applications de type Uber, qui délèguent au passé la nonchalance de l’horaire. Dans Alger, on roule désormais à l’heure. Et les voyageurs s’y retrouvent, dans tous les sens du terme. Nous ne sommes pas les seuls à arpenter les balcons naturels de la ville. Une dizaine d’Européens, sac au dos, débarqués la veille pour une semaine de découverte dans la capitale, profitent de la vue.

Jeu de dés Alger

À cet endroit où le bleu de la Méditerranée rejoint celui du ciel, les repères s’imposent, de haut en bas. L’hôtel Aurassi, barre blanche et longiligne. À fleur d’eau, le port de commerce, ses grues qui s’activent le long d’avancées rectilignes. Au nord-ouest, bien après Bab El Oued, la silhouette de la basilique Notre-Dame d’Afrique, flamboyante depuis sa rénovation. La voix de Mériem est là, à nos côtés, qui précise en caressant la vue du bout du doigt : “Non loin de nous, la Villa Abdeltif. Cette résidence d’artistes accueillait autrefois les peintres orientalistes ; aujourd’hui, elle reçoit les artistes algériens. La Grande Poste aux formes néomauresques, bien blanche, deviendra bientôt un musée des postes et des télécommunications. Le vénérable hôtel Aletti, jadis centre de la vie mondaine algéroise, est en pleine rénovation”. De là-haut, impossible de comptabiliser les nombreux monuments classés au patrimoine national.

 

Grande Poste d'Alger

 

Les îlots auxquels la ville doit son nom arabe “Al Djazaïr” sont depuis longtemps intégrés par une jetée au continent. Mais à contempler tous ces univers qui se côtoient au cœur d’une mer de béton anarchique piquée de milliers de paraboles, ils semblent avoir ressurgis, métamorphosés dans la ville. Il y a, près du port, “Alger Centre” : un Rivoli sur mer dans son jus, aux fenêtres bariolées de linge et de tentures de fortune en guise de rideaux. Dans son prolongement vers le nord-ouest s’élance un relief de palais-forteresses, de mosquées almoravides, de minarets de type byzantin. Autre visage de la capitale : ses oasis végétales apaisantes coiffées d’épis de palmiers, tel le formidable Jardin d’Essai ou le Parc de la Liberté (ex-Parc de Galland). Tous sources d’émerveillement pour l’Algérois en quête d’harmonie. Pré carré des privilégiés, les quartiers chics semblent léviter au-dessus de la vraie ville. Hydra, et sa suractive rue Sidi Yahya. Plus haut, sous la bénédiction du Monument des Martyrs, le Bois des Arcades enfile restaurants et bars “loungy”. La sophistication y culmine le soir, quand les vues ouvrent aux femmes qui fument un Alger by night de velours sombre et scintillant. Il y a aussi les populeuses Bab El Oued et Belcourt, les nostalgiques Bologhine et El-Biar, Kouba, le Golf et la Mouradia, et tous les faubourgs interlopes manière Peshawar, où aucun bâti n’est terminé par peur du mauvais œil… Et puis il y a ces fragments de beauté impromptus, comme échappés aux griffes du temps, de la guerre, de la crise : pan d’architecture mauresque habillé de bougainvilliers violets, ouverture inattendue, éblouissante sur la baie, façades haussmanniennes patinées par les embruns, le vent. Alors oui, Alger est un archipel urbain étourdissant, jubilatoire.

Notre Dame d'Afrique

À Alger Centre, le génie des architectes français a voulu que les piétons puissent passer d’un quartier à l’autre en un escalier. Rues, avenues, quartiers ont été rebaptisés à l’indépendance. Alger est une ville où les langues racontent une histoire humaine tourmentée, souvent tragique. Cette fois, nous sommes guidés par la voix de Chérif Ammouche, sa présence rassurante, érudite. Le guide explique : “Quelques anciens maîtrisent encore le pataouète. Ce parler populaire pied-noir fait de français, d’espagnol des Baléares, de kabyle, d’arabe dialectal et d’italien cohabitait jadis avec le français le plus pur, enseigné alors à l’école”. Arabisées, les jeunes générations (60 % de la population a moins de 20 ans) ne connaissent plus grand-chose de cette ancienne carte urbaine, de ses hauts lieux, comme la salle de spectacle Atlas, dans les années 1970.

Rues et époques se télescopent. Les Algérois eux-mêmes semblent parfois dépassés par le poids de cette histoire qui transpire partout dans la ville. Une espèce de “Lost in Translation” habitée par la tentation de l’oubli. Trottoir ou chaussée, qu’importe ! Alger s’y joue tout entière. Sous le soleil abrupt, entre les klaxons des voitures. Autant de scènes où les uns croisent les autres, s’ignorent ou s’arrangent… Parfois ça marche vite, parfois c’est d’une lenteur extrême. Femmes voilées ou pas, accrochées à leur portable ou à leur panier de courses – le fameux couffin. Garçons à la mèche patiemment travaillée genre star de foot. Cent pour cent titis algérois. Cent pour cent machos. Jeunes et moins jeunes échangeant quelques accords de chaâbi ou d’andalous sur un mandole. “L’Algérien aux nerfs sensibles”, dixit le comique kabyle Fellag, est un sentimental qui trouve écho à ses états d’âme dans les musiques traditionnelles de la ville.

 

Enfants sur un mur d'Alger

 

On trompe l’ennui en commentant l’actualité de radio-trottoir. Notre accompagnatrice, Rihana, ne semble pas s’émouvoir des regards masculins insistants. Elle raille leur drague avec la verve de ses 25 ans : “On les écoute d’une oreille, on en rit parfois tant ils s’appliquent, se dépassent dans leur poésie pour arriver à leurs fins”. La rue reste un monde d’hommes mais les échanges sont spontanés, détendus. L’humour – de préférence acide – distille le réel, les problèmes et les hystéries, avait confié Chérif. Une espèce d’ingrédient qui pimente le quotidien, l’émaille de petits bonheurs et de grandes complicités. Il cimente une société plurielle, aussi. Tous les visages croisés racontent la géographie algérienne, sa diversité humaine : Mozabites, Kabyles, Oranais, Constantinois, gens du Grand Sud ou des Hauts-Plateaux… Venus de toutes les régions, ceux-là composent un extraordinaire melting-pot urbain. Danses, costumes, musiques régionales animent chaque fête. Une diversité culturelle connectée. À portée de la mémoire et du futur. Et au présent ? “Après la décennie noire, je n’aurais jamais cru pouvoir sortir seule, en voiture, de nuit, voir un spectacle au nouvel opéra”, confie la mère de Rihana.

 

Chat Alger

 

Concert de chant lyrique à la Basilique de Notre-Dame d’Afrique. Festival de musique symphonique. Musées rénovés les uns après les autres. La dynamique culturelle est en marche. Les initiatives fusent. Ainsi, Hania Zazoua et sa complice Kenza Zareb font vivre une drôle d’entité hybride dans un appartement-événement, rue Didouche Mourad. Baptisé Brokk'art, le projet mixe espace d’exposition, pépinière d’artistes, incubateur d’art, table et chambre d’hôtes, concept-store… À l’autre bout de la ville, Randa Tchikou fait le pari d’une galerie d’art contemporaine, dans une société où règne encore une vision classique de l’art moderne. Au cœur du quartier chic de Dely Brahim, sa Seen Art Gallery ose tout. L’exposition de street art a été plébiscitée. “Les gens ont découvert les artistes Serdas ou Nesach, qui font du Doodle Art”, se réjouit la trentenaire qui rêve d’un vrai quartier de galeries à Alger. “Jusque-là, les talents émergents répugnaient à partager les mêmes lieux que l’ancienne garde, par peur d’y être associés, par crainte aussi de la censure”. Sa plus belle découverte ?

Yasser Ameur, plus connu sous le nom de “l’homme jaune”. Parce que les individus mis en scène dans ses tableaux ironiques sont comme atteints de jaunisse, à l’image d’une société malade, perfide, et, dit-il : “Des humains que nous sommes devenus”. Originaire de la ville portuaire Mostaganem, au nord-ouest du pays, l’artiste en vogue de la scène algérienne confie son addiction à la vitalité de la rue. “Je dessine au café comme dans un bureau. Je voulais être peintre ou écrivain. Peut-être parce que, ici, l’écrivain est d’abord l’écrivain public, je suis un peu devenu le peintre public du café et de ses « sans rêve » qui méditent des heures devant leur tasse. Je ne suis que l’interprète des gens « normaux ». Ils ont tant à nous apprendre, déclare-t-il. Comme l’écrivain égyptien Albert Cossery, je crois que l’Orient est plus philosophique que l’Occident”. Il y a l’Histoire : en 1515, le corsaire turc, Arudj, originaire de l’île de Lesbos, s’installe dans la “ville blanche”. Appelé par le cheikh Salim at-Tûmi, sollicitant sa protection face aux Espagnols, Arudj y édifie d’imposants remparts à l’origine de la Casbah. En arabe, la citadelle. Sa structure fortifiée se superpose sur celle de Bologhine, premier bâtisseur d’Alger, qui lui-même édifia la ville sur les ruines de la cité antique romaine.

Vue d'Alger

C’est le frère cadet d’Arudj, Khayr ad-Din – il se fera appeler Barberousse – qui lui succède et place Alger sous régence ottomane. “Un tyran !” s’écrie Chérif Ammouche – dont nous venons de retrouver la voix érudite. Au fil des ruelles, celui-ci conte une saga de deys (gouverneurs ottomans) et de gabelles (impôts), de “courses” de piraterie et d’esclaves, de révoltes et de violence des janissaires, la milice de l’empire ottoman, sur les indigènes berbères. “Ils nous ont laissé le haïk, ce voile élégant que portent encore les vieilles dames, la chéchia d’Istanbul – le couvre-chef rouge des dignitaires turcs – et bien sûr, la Casbah, labyrinthe de maisons cubiques et basses protégé des voitures. Les Algérois lui restent très attachés car elle a longtemps incarné la puissance de la marine barbaresque en Méditerranée”.

 

Cabane Alger

 

Quid du présent. Tout au long du dénivelé de presque 120 mètres, la marée remonte à heures fixes : à 12 heures et 17 heures. Quand sonne la fin de l’école et que les ouvriers débauchent, les venelles et placettes s’emplissent de garçons qui s’agglutinent au sol pour jouer aux billes ou à la toupie et de travailleurs alignés devant le marchand de garantita. Servie sur une simple feuille de papier, cette sorte de polenta de pois chiches découpée en parts, saupoudrée de cumin, permet de “couler une dalle”; comprenez de couper la faim. Derrière les remparts, on vit à l’ancienne. “Les plus âgés se baladent encore avec un brin de menthe à l’oreille pour signifier qu’ils ont une fille à marier et tapent chaque fin de journée le domino.

Les traditionnels combats de béliers se font rares mais les cages abritant les précieux chardonnerets ornent toujours les murs extérieurs”, nous décrit Karima, qui a grandi à Bab El Oued, juste à côté. Ces petits oiseaux à la gorge rouge et au chant sublime s’achètent à prix d’or. “Il s’en est vendu un à 30 000 dinars tant il chantait bien ! S’ils s’arrêtent de chanter, ils dépriment et meurent”, explique-t-elle. “Cette passion algéroise vient combler un manque d’affection généralisé”, sourit Chérif.

Appartement à Alger

Et puis, sans qu’on s’y attende, au cœur du cœur de ce lieu d’histoire, l’art contemporain nous rattrape. Une maison traditionnelle vient d’être rénovée et transformée en adresse arty hybride, sous l’impulsion d’Arslan Naïli. Le jeune designer versé dans les installations contemporaines et l’upcycling voulait “donner un futur” à la demeure de ses grands-parents, les Bouhired, personnages célèbres de la guerre d’indépendance. Un lieu d’exposition, de performance et de résidence artistique, à l’endroit même où les militants du FLN, Yacef Saâdi et Zohra Drif, ont été arrêtés…

Enfants dans un parc à Alger

C’est vendredi ! Dimanche en Algérie. Nous ne sommes pas seuls à filer vers le mont Chenoua en longeant l’ex-voie romaine, dans une campagne vallonnée, ponctuée de brise-vent en roseaux. Développée dans les années 1930 autour des ruines d'une ancienne colonie romaine, Tipaza, la ville chère à Albert Camus, est une sortie appréciée des familles d’Alger. Filles cheveux longs au vent, garçons très vifs, enfants sur leur trente-et-un… tous lâchés dans la plus grande nécropole de Méditerranée. Ou quand la démographie en roue libre investit les pierres ocre et la falaise de grès rouge de l’ancien comptoir punique. Toujours la voix de Chérif, avec nous, ouverte sur l’histoire d’un rivage nord-africain, jadis haut lieu de la chrétienté en plein cœur du paganisme. Un cours magistral passionnant sur le joyau de la civilisation urbaine romano-africaine. En toile de fond, la mer bleue intense “que l’on regarde en direction du nord, question d’orientation”, signe la tragédie de la géographie : l’Algérie, cette Africaine, perchée au sommet du continent, que la mer oriente inexorablement vers une Europe proche et lointaine. Alicante n’est qu’à douze heures de barque. Et, ainsi que le fait remarquer Chérif : “Si les jeunes Algérois sont branchés sur Paris, ceux d’Oran rêvent d’Espagne”.

 

Enfants qui jouent au foot à Alger

 

Déjeuner au restaurant sous les tonnelles, pour les plus aisés. Pique-nique joyeux et sauvage, pour les autres. L’heure est aux selfies d’aujourd’hui dans ce décor où se perdent les origines. Nous marchons à l’ombre des pins parasols et des cyprès, dans des parfums de garrigue. Alors, sans prévenir, remontent les odeurs sucrées des gâteaux algérois, les senteurs de bouquets de coriandre sur les marchés de la capitale. La ville est à nouveau là, en nous. Et l’envie pressante de la retrouver, de profiter des bons plans repérés avant notre départ pour Tipaza : sardines grillées et vue iodée du Repaire, citronnade à la menthe fraîche du café préféré de “l’homme jaune” à Telemly, concert de chaâbi capté sur la page Facebook de l’opéra… Le désir d’Alger est inépuisable.

 

Par

NADIA HAMAM MARTY

 

Photographies

RONAN GUILLOU