Liban

la paix de la terre

la paix de la terre

À distance de l’effervescence de Beyrouth, au cœur de ses plus belles régions, le Liban se réinvente à -travers un nouvel art de vivre -façonné par d’anciens urbains lassés de la vie citadine. Au-delà d’une mode, cette “slow life” au goût du jour serait l’une des réponses à la -folie de l’intégrisme voisin. Circuit sur les traces de ces néo-ruraux à l’hospitalité jaillissante et à l’âme d’artiste.

 

LES RACINES NOURRICIÈRES DU CHOUF

Le brouhaha de Beyrouth s’éloigne peu à peu. La Méditerranée se fait plus fine, avant de disparaître pour laisser place au Chouf, ses rivières et ses cèdres millénaires. Autrefois appelé “la Cité des émirs”, avec ses maisons de pierre typiques, ses églises et ses palais, ce poumon vert est aussi connu pour être le fief des Druzes, communauté musulmane attachée à sa terre. A priori, rien d’attrayant pour une jeune génération en quête de nouveaux horizons. Un beau jour pourtant, Salim Azzam, 25 ans, immigré au Canada pour devenir illustrateur, a pris le chemin du retour. Revenu il y a un an, ce natif du Chouf s’installe à Beyrouth, mais très vite il suffoque. La ville l’encombre. Comme d’autres enfants du pays, le morceau de terre acheté par son père près de Beiteddine, à l’est de la capitale, va lui servir de terreau pour renaître. Quelques mois plus tard, il sort sa première collection de vêtements – chemises et tuniques ornées de fleurs, cerises et oiseaux que les Beyrouthines chics adorent – à partir d’un savoir-faire directement puisé dans les richesses de son village natal. Ces broderies tissées à l’ancienne par quatre brodeuses racontent les légendes locales, piliers populaires des Druzes, qu’il entendait petit lors des soirées passées autour du poêle.

Non loin de là, à Beit el-Qamar, ancienne capitale du Mont-Liban, d’autres femmes s’activent, en cuisine cette fois. Bienvenue chez Mireille Boustany et Greta Feghali, propriétaires d’une maison d’hôtes logée dans une bâtisse aux murs rose pâle recouverts de lierre, en harmonie totale avec la végétation sauvage alentour. En ce samedi les réservations pour goûter à leur buffet servi sur la terrasse surplombant la vallée peuplée d’oliviers affichent déjà complet. “Quand nous nous sommes installées ici, il n’y avait rien”, explique Greta. Depuis, c’est tout Beyrouth qui fuit la ville pour s’asseoir le week-end à leurs tables multicolores. Comme Salim, elles n’ont pas eu de mal à bien s’entourer : “Les cuisinières sont des femmes du village qui ont entendu parler de nous grâce au curé.” Sur le plan de travail en acier impeccable jaillissent aubergines marinées, labneh (fromage de chèvre) aux herbes inondé d’huile d’olive locale et pitas chaudes, mijotés par une brigade au sourire indéfectible, célébrant ainsi la terre où s’ancre un héritage plus vivant que jamais.

Salim Azzam

Des broderies tissées à l’ancienne par quatre brodeuses racontent les légendes locales, piliers populaires des Druzes, qu’il entendait petit lors des soirées passées autour du poêle.

 

LA RESPIRATION HEUREUSE DE BATROUN

À seulement 60 km de la capitale, Batroun allie le charme du village de pêcheurs à la décontraction d’une cité balnéaire. En une heure de route, le tumulte laisse place au bruit des vagues et au fumet de poissons grillés. Il y a dix ans, lasse d’une vie beyrouthine, Colette Kahil, artiste céramiste, a décidé de poser ses valises : “Lors d’un dîner chez une amie, je suis tombée amoureuse de la côte. Un mois après, j’achetais un terrain.” Elle met cinq ans à construire sa maison, avec une seule exigence : un liwan (salon d’été) ouvert de chaque côté par de grandes arcades, offrant une vue sur la mer, et un citronnier. Beit Batroun, maison d’hôtes enchanteresse, était née. Depuis, balançoire dans le salon, banquettes ivoire et piscine sont venues agrémenter son paradis de quiétude. Confidentielle, pour ne pas dire cachée, elle est seulement indiquée par une petite pancarte au détour d’un virage. Tout est un peu comme ça à Batroun : dissimulé. Sur la côte, il est par exemple facile de passer à côté de Joining, une petite gargote de prime abord sans intérêt. Pourtant, en fin de journée, alors que les anciens sortent le backgammon et font rougir le charbon du narguilé, il faut traverser la salle pour découvrir une terrasse caressée par les embruns, avec quelques tables posées sur les rochers. Idem pour le meilleur restaurant de Batroun, Chez Maguy, non loin de l’église, où les amoureux se retrouvent pour admirer le coucher de soleil, entre les irrégularités du mur phénicien. Y parvenir relève du jeu de piste, mais une fois sur place, assis devant une assiette de “coquilles” au citron (les Saint-Jacques locales), on se félicite de s’être fié aux pancartes furtives qui semblaient ne mener nulle part.

Sur la route de Douma, on dépasse la plantation et le domaine viticole bio, et l’on sourit, convaincu de la sincérité de ces acteurs locaux, tous d’anciens citadins, à se retrouver les pieds dans la terre.

L'hospitalité dans chaque foyer passe par une petite collation, qu'il est interdit de refuser

Depuis la piscine de la maison d'hôtes Bouyouti, à Beiteddine, on touche presque la nature

Une chambre à Beit Douma

Pause rafraîchissante à Beit Batroun

 

L'AIR PUR INSPIRANT DE DOUMA

Sur la route de Douma, on dépasse la plantation bio de Biomass et le domaine viticole green d’Ixsir, et l’on sourit, convaincu de la sincérité de ces acteurs locaux, tous d’anciens citadins, à se retrouver les pieds dans la terre. La voiture tremble lorsqu’elle dépasse les 40 km/h. Pas de problème, rien ne presse sur cet axe sinueux, à flanc de montagne. Assia est en vue. Dans ce petit village sans histoire, on nous a recommandé de voir les poteries de Sana Jabbour. Et après avoir demandé notre chemin par trois fois, dans une petite impasse, la maison de Sana apparaît. À l’intérieur, spectacle humble. Deux femmes, Sana et sa mère, sont assises et travaillent des poteries à l’aide d’un galet lissé par des années d’ouvrage. “Si elles sont rouges, c’est que nous n’utilisons que de la terre mélangée à du quartz. Tout est naturel”, explique Sana. Les courbes des assiettes, marmites et plats qui sèchent sur le sol sont presque parfaites, témoignant d’un savoir-faire maîtrisé depuis des générations. “Chaque samedi, je vais les vendre à Beyrouth, au Souk el-Tayeb”, poursuit-elle. Peut-être nous reverrons-nous là-bas, me mets-je à penser avant d’arriver à Douma, à la tombée de la nuit… Le lendemain, le soleil se lève, un peu fainéant, sur la ville qui a vu défiler civilisations grecque et romaine et l’Empire ottoman, et où cohabitent encore nombre de communautés d’obédiences souvent considérées comme incompatibles. Ici les citadins viennent respirer l’air pur des montagnes. Sur la terrasse de Beit Douma, maison d’hôtes nichée dans une bâtisse traditionnelle, avec ses tuiles rouges et ses trois arcades qui regardent le village et le souk vieux de plus de trois cents ans, le petit déjeuner vient d’être servi. Nous sommes chez Kamal Mouzawak. Ici, comme partout dans le pays, Kamal est décrit comme un magicien. Issu d’une famille de fermiers, ce visionnaire a compris que dans un Liban divisé la gastronomie était le lien identitaire qui rapprocherait les communautés. Il est à l’origine du programme “Souk el-Tayeb”, qui englobe un marché de petits producteurs, des maisons d’hôtes et des restaurants où, chaque jour, défilent en cuisine des femmes sans formation particulière pour créer un menu racontant la région d’où elles viennent. Une sorte d’alchimiste qui transforme les mets en outils pour la paix. Pour l’heure, le café fume et les crêpes sorties du tabouneh (four en terre) et recouvertes de zaatar (mélange d’épices) doivent être mangées avant de refroidir. Anisse, le guide voisin, passe et salue l’assemblée, en français. Il fait un peu frais au-dessus de 1 000 m, c’est agréable. Dans cette maison du XIXe siècle, l’ambiance est au métissage.

Maison d'hôte Beit al Batroun

Des sacs industriels brodés de Syrie sont recyclés en coussins, tandis qu’aux murs des planches botaniques signées Buffon rappellent l’amour du propriétaire pour les plantes légumineuses et les arbres fruitiers. En cuisine, Jamale, la chef maison, se lance dans un cours de gastronomie locale. Sur le long plan de travail, feuilles de menthe, pois chiches, cannelle et boulgour se transforment délicatement en taboulé, houmous et kebbeh bel sayniyeh (plat de viande cuit à très haute température). Autant de fragrances savoureuses qui viennent imprégner l’air et compléter les odeurs de jasmin et de laurier. Le temps semble figé, alors que déjà sonne l’heure du départ.

Maison d'hôte Beit Douma

Maison d'hôte Difla - Beyrouth

Beyrouth - Liban

 

L'ESPOIR GREEN DE BEYROUTH

Samedi matin, les gros 4 x 4 et coupés de la capitale paradent, climatisation à fond, une main toujours sur le Klaxon. Partout dans le centre, les grues redessinent la skyline à coups de condominiums vides et de boutiques de luxe. Au milieu de ce chaos bling-bling, le Souk el-Tayeb de Kamal Mouzawak fait figure d’oasis. Premier marché du pays à réunir fermiers et petits producteurs, mais aussi formidable modèle de paix, depuis 2004 il n’a cessé de prospérer. “Des peuples censés être ennemis ont commencé à affluer ici, j’ai alors compris l’importance d’un terrain commun, où nos ressemblances seraient plus visibles que nos différences, explique Kamal. C’est l’idée de Souk el-Tayeb. Rassembler en faisant la cuisine, et non la guerre !” Ainsi, les religions rassemblées au marché sont aussi importantes que les denrées qu’on y trouve. Sunnites, chiites, maronites, grecs orthodoxes, druzes, melkites, autant de confessions qui se retrouvent devant les œufs, les fleurs, les amandes, la limonade, les tapenades et les salades… “Nada est maronite, elle vient de la Bekaa. Elle produit des olives pimentées, de l’halloumi au thym… C’est une vraie star, les visiteurs vont jusque dans son village pour un cours de cuisine avec elle”, poursuit-il. Il y a aussi Raed Chami, trentenaire qui a tout lâché pour devenir producteur d’un délicieux jus de pomme à Lessa, dans la région de Jbeil, ou encore Marie, devenue agricultrice après un cursus universitaire… Dans ce “jardin” urbain, chaque samedi, producteurs et clients de toutes obédiences et origines se reconnectent ainsi aux racines du pays. Des racines solidement ancrées, afin de permettre aux branches culturelles et identitaires du cèdre national de toujours pousser…

 

Par

JEROME BECQUET

 

Photographies

VINCENT MERCIER