Cuba

Cuba, un voyage des sens

Cuba, un voyage des sens

C’est une séductrice, indubitablement. Elle a tout mis de son côté : les couleurs douces et sucrées qui l’habillent (celles sucrées de ses façades, celles pures et claires de sa mer, la lumière chaude qui baigne ses campagnes), et son climat, chaud, un peu moite, fait, lui, pour être plutôt déshabillé.

 

On y danse, on y danse


On pourrait la visiter en fermant les yeux. C’est une île –musique. Discutez avec les Cubains : qu’ils soient accoudés sur le parapet du Malecon, qu’ils prennent l’air sur la plage, qu’ils vous servent un coca au café, qu’ils conduisent votre taxi : ils sont tous musiciens, ou danseurs, même s’il s’avère que souvent, c’est une activité annexe qui met le riz dans leur assiette. Alors, ouvrons ici grand les oreilles, et laissons-nous guider.

La première fois que j’utilisai cette méthode pour approcher l’âme de l’île, ce fut le fruit du hasard. C’était il y a une quinzaine d’années, j’errais, le nez en l’air, dans les rues de la Havane, lorsque je fus happée par un son, étouffé mais qui dégageait je ne sais quoi, qui donnait irrépressiblement envie d’écouter de plus près. A l’aveuglette, je me dirigeai, à l’oreille (tu réchauffes, tu refroidis, me disait le petit bonhomme qui voyage avec moi dans ma tête, faisant en l’occurrence office de GPS). Je brûlai près d’un soupirail, d’où la musique émanait. Je m’accroupis, y collai mes oreilles pour m’en emplir, cela dégageait une énergie folle. Une main se posa sur mon épaule : « venga, amiga ! », je suivis la main dans la cave. C’était un groupe afro-cubain, il y avait juste deux congeros (les autres musiciens, qui travaillaient à gagner des sous, arriveraient plus tard dans la nuit), et elle, un jupon vaporeux passé sur son faux Adidas, qui dansait sous l’œil du Che et des affiches de propagande. Pendant la pause, elle me raconterait ses désirs d’ailleurs, Miami, Paris, où elle irait un jour, si son groupe était sélectionné pour un probable voyage.

homme qui joue de la musique dans la rue

Plus tard, à Santiago de Cuba, c’est en fermant les yeux que je choisis, à l’oreille, les bars dans lesquels j’entrai, en ayant l’impression, à chaque fois, qu’il suffirait que je sois Ry Cooder pour révéler un nouveau « Buena vista social club », chaque soir. Et la Casa de la Trova, où il est si enivrant de laisser glisser la nuit, s’apprécie mieux les yeux fermés ( déco absente, lumière ratée) en apprenant les pas de danse, en passant d’un partenaire à l’autre, se dire qu’on fait des progrès à toute vitesse, alors que tout le mérite est aux danseurs, tous plus doués les uns que les autres…

On découvrirait ainsi l’île, rien que par ses musiques : Boléro, Cha-cha-cha, Changüí, Conga, Contradanza, Danzón, Filin, Guajira, Guaracha, Habanera, Jazz afro-cubain, Mambo, Mozambique, Nueva Trova, Pachanga, Punto guajiro, Rumba, Son, Songo, Timba, Trova, Tumba francesa… Toutes viennent de la petite île, avec leurs variations historiques et géographiques. Le Boléro cubain par exemple, né à la fin du XIXeme  siècle, variante binaire et syncopée du Boléro espagnol, avec l’apport de la clave qui en a africanisé et le son et le rythme, est né dans la province d’Oriente, particulièrement prolixe en musique ;  Le Changüí est, lui, une musique rurale, née dans les « cumbanchas, » ces fêtes paysannes improvisées qui se tenaient dans les montagnes de l’Oriente, et très marquée par ses origines africaines – son nom pourrait venir d’un mot congo signifiant «  danse accompagnée de chant » - Jouée avec tres (mini guitare tendue de 3 groupes de 3 cordes à l’origine), marimbula (drôle de caisse en bois à géométrie variable, parfois juste une boîte à cigares faisant office de caisse de résonnance, où sont fixées les lames de métal qui donnent le son) , güiro (selon les cas morceau de bois rainuré ou râpe alimentaire en métal , que l’on frotte avec une baguette) maracas, et bongo pour les  percussions ; le danzón, lui, a été créé à Matanzas, et la rumba à la Havane. Les textes parlent d’amour bien sûr, l’amour naissant, l’amour flamboyant, l’amour trahi, l’amour sensuel, l’amour toujours, mais aussi de Cuba, la patrie, la beauté de l’île, des chants sur les champs, la vie du peuple, si belle en musique…

Puis changer de registre et écouter d’autre musique : le bel espagnol de l’île, rauque et chantant ; le bruit chuintant des vagues qui viennent mourir sur le sable ; le bruit du vent sur la Gran Piedra, dans la Sierra Maestra.

 

 

Ça tourne encore


Visitons l’île avec nos papilles. «Mon mojito à la Bodeguita, mon daïquiri à El Floridita» disait Hemingway – les établissements sus-cités en tirant une renommée impérissable semble-t-il.

La Bodeguita  del Medio, qui fut également fréquentée par Pablo Neruda, Gabriel Garcia Marquez, Gabriela Mistral ou Agustín Lara, et dont les murs sont graffités des appréciations de ses célèbres clients, est le café où fut créé le Mojito, un jour de grâce de 1942.

Au Floridita, où Ernest Hemingway se rendait tous les matins à 11h, vous êtes accueillis par une statue de bronze grandeur nature de l’écrivain, appuyé au comptoir dans sa posture familière. Vous pourrez y déguster le Daïquiri originel, composé de rhum, citron, sucre et glace pilée, ou la recette spéciale qu’avait fait créer Hemingway, pour, dit-on, gérer son diabète, sans sucre, avec du jus de pamplemousse, et en doublant la dose de rhum… 

joueurs dans la ville à Cuba

Allez là et ailleurs, comparer les saveurs des rhums, dans la vieille Havane, au Monserrate et son joli bar de bois, au Patio avec sa terrasse qui donne sur la cathédrale, au Mirador de la Bahia avec, son nom ne ment pas,  son point de vue exceptionnel sur la baie, à Centro Havana au bar de l’hôtel Inglaterra (boire un pot sur la terrasse en haut pour la vue, et sur celle de la rue pour observer de près le manège des « jineteros », les petits trafiquants qui font leur beurre sur le dos des touristes, et faire vos armes pour leur échapper par la suite), et tous les bars que vous trouverez, vous, en flânant dans les rues de la ville, et dans les rues des autres villes de l’île.

Pour vous entraîner avant de partir, voici la recette du « Cuba Libre », qui aurait été inventé en 1900, lorsque les Espagnols perdirent l’île, et que certains ici appellent « mentirita », « petit mensonge », ne se sentant pas libres dans l’île castriste : 5 cl de rhum blanc Cubain, 12 cl de cola, et quelques gouttes de jus de citron vert, servi dans un verre généreusement rempli de glaçons.

On pourrait aussi parler de nourriture plus solide, de la richesse des plats métissés de l’île : le « congri » qui mélange haricot et riz, le «Mojo» , une base d’huile d’olive, d’ail et d’oignons, d’épices et de citron, utilisée pour faire mariner des légumes, le « fufu », à l’origine africaine marquée, des bananes plantain bouillies et écrasées rehaussées d’un bouillon de poulet, le «ropa vieja, » petits morceaux de boeuf  aux tomates. Lors de vos nuits de fête, vous goûterez sans doute au « médianoche » -« minuit »-, une collation à base de pain aux œufs.

homme assis à Cuba

Ou continuer, après « la Floridita » et « la Bodeguita », à marcher sur les traces d’Ernest, à l’hôtel « Ambos Mundos »  première résidence d’Hemingway lorsqu’il arriva à Cuba en 1939. Sa chambre est toujours là, y trônent une veste de pêche et une jaquette de torero, des livres et des revues d'époque, ses lunettes, un crayon à papier, sa machine à écrire, une feuille blanche engagée dans le rouleau, prête à accueillir les écrits du fantôme sur la table, les lunettes de l'écrivain et un crayon à papier.

L’écrivain s’est ensuite installé trente kilomètres plus loin, à l’ouest de La Havane, dans la verdure de la campagne,  à la « Finca Vigia », la ferme vigie, une belle maison coloniale, qui abrite aujourd'hui un petit musée Hemingway rempli de meubles, de vêtements, de livres, de trophées de chasse, vêtements...  et « El Pilar », le bateau à bord duquel l’écrivain pratiquait la pêche au gros, en partant du port tout proche, aujourd’hui rebaptisé « Marina Hemingway », où il rencontra, en mai 1960, quelques mois avant que les autorités américaines lui demandent de quitter l’île, le jeune Fidel Castro, qui venait de prendre le pouvoir.

Enfin, faire un pèlerinage à Cojimar, le petit port de pêche où vivait Gregorio Fuentes, source du «Vieil Homme et la Mer.»

 

 

Les volutes des havanes


Découvrir l’île avec son nez : visite guidée de l’histoire d’un havane. Respirer l’odeur particulière des feuilles de tabac frais, dans les champs qui cultivent la plante entre novembre et mai, dans la province rurale de Pinar del Rio (le reste de l’année, les champs accueillent du maïs ou du manioc). Entre février et juillet, l’odeur de tabac se fait reconnaissable : les feuilles sèchent soit au soleil sur les routes, où elles délivrent au passant par vagues leur odeur maintenant clairement reconnaissable, soit dans les abris de bois pointus, recouverts de feuilles de palme, qui ponctuent la campagne. Les femmes ont enfilé les feuilles une à une à l’aiguille, et ont accroché les fils dans ces hangars, pour que les feuilles y sèchent, pendant un à deux mois. Plus confinée, protégée du soleil et du vent, l’odeur est ici plus intense, plus envoûtante, plus boisée, et crée au final un tabac plus fort.

sourire dans homme à Cuba

De retour à La Havane, visiter la fabrique de cigare Cohiba, où, avec des gestes d’artiste d’une grâce et d’une délicatesse infinie , dans cette odeur caractéristique de tabac de cigare, chaude et sèche, miellée et cireuse à la fois, les ouvriers façonnent un à un leurs bébés : préparation de la sous-cape du cigare, puis de « la tripe », composée de 3 variétés différentes de feuilles pour l’arôme, la puissance et la combustion. L’ensemble, finement roulé, est mis sous presse pendant une demi-heure, avant d’être enveloppé par « la cape », puis des « mouchoirs » appliqués sur les deux extrémités, avec de la colle végétale. Les cigares seront ensuite triés par nuance - 65 couleurs différentes.

L’odeur du cigare que l’on fume enfin, fragrance chaude et piquante, âcre et douce, que l’on sent partout dans l’île, dans les campagnes, dans les rues, sur les rocking-chairs face aux fenêtres ouvertes, et qui se mêle à celle du chapeau de paille porté par le fumeur.

 


Caresses cubaines


Prendre d’abord les mesures : de la population originelle de l'île, entre 100 000 et 500 000 selon les estimations à l’arrivée de Christophe Colomb en 1492, et composée de trois groupes ethniques, les Guanahatabey nomades, les Siboney, éleveurs et pêcheurs, et les plus connus, les Taïnos, il n’y avait plus qu’un millier d’âmes un siècle plus tard, et il n’y a aujourd’hui pratiquement pas à Cuba de descendant de ces habitants.

Un petit quart de la population est considéré comme blanc, principalement des descendants des Espagnols qui vinrent s’installer sur l’île, et quelques Juifs arrivés à la seconde guerre mondiale, pour fuir les persécutions, mais dont la plupart partirent vers les Etats-Unis à la révolution – ils sont moins de 2000 aujourd’hui.

homme avec un chapeau à Cuba

La population noire est estimée à 10% des habitants de l’île, descendants des esclaves africains, venus de la côte occidentale du continent : Sénégal, Guinée, Côte d'Ivoire, Nigeria, Cameroun, Congo… Grand classique du continent américain, les Espagnols leur firent traverser la mer, pour compenser le manque de main-d'œuvre des autochtones exterminés.

Il y a 1% de chinois, descendant pour la plupart des immigrants qui débarquèrent sur l'île à partir du milieu du XIXe siècle - 150 000 quittèrent alors leur pays, pour des conditions de travail à peine plus enviables que celles des esclaves africains.

Et une majorité de Cubains - même si, comme pour les manifestations il y a deux chiffres, 25% selon les chiffres officiels, bien plus de la moitié en réalité, car, malgré les lois mises en place à la Révolution, dans les faits il vaut toujours mieux être blanc à Cuba- aux belles couleurs entre-deux, reflétant toutes les nuances métisses…

Homme à vélo à Cuba

Répertorier toutes les nuances chocolatées que compte l’île, du cacao pur à celui très allongé de lait, en faisant varier les nuances, plus ocre, plus rouge, rehaussées d’une pointe de vert parfois, comme dans un tableau fauve, qui n’hésitent pas à s’afficher nues, tatouées, moulées pour en souligner les rondeurs, sans concession. Elles attrapent la lumière comme pas deux, font rebondir le soleil dessus, gourmandes et soyeuses, peaux toutes belles, celles des enfants, celles des jeunes femmes et celles des vieillards aux sillons sans botox, et on se sent laidement blanc, ouf ! La plage est là pour nous aider à dorer un peu.

Faire alors de sa peau le plus doux des guides, pour frémir avec l’île sensuelle : s’imprégner de la douceur chaude de l’air dans les campagnes, de l’air frais qui s’engouffre sur le Malécon - frais, tout est relatif, la température moyenne de l’air à Cuba oscille de 23 à 28°, calée presque parfaitement sur la température de l’eau, entre 24 et 28° aussi ! Et sentir les caresses lorsqu’on danse le soir dans un bal de rue ou à la casa de la Trova, ouvrir grand ses oreilles pour se laisser guider par la musique, reprendre au début, recommencer un tour de manège, et revenez pour voir les couleurs tendres de Cuba, les yeux grands ouverts cette fois.

 

 

Par

Véronique Durruty

 

Photographies

Olivier Romano