Inde

A la découverte des îles Andaman

A la découverte des îles Andaman

Posé sur une partition vierge tendue entre l’Inde et la Birmanie, au beau milieu du golfe du Bengale, l’archipel des Andaman compose une fugue sauvage accordée en vert majeur. Voyageurs du Monde a succombé à cette douce mélodie tropicale.

 

A travers le film bleuté des vitres du ferry, Havelock entre dans le champ de vision. L’île est longiligne quand on l’attendait ronde, haute quand les cartes Web la montrent plate. Elle se coiffe d’une impressionnante crête végétale, semblable à l’épine dorsale d’un nâga, dragon mythique de l’hindouisme, gardien de la nature vivant entre la terre et l’eau. À quai, la lumière zénithale tombe de toutes ses forces, rebondit sur un ruban de corail éblouissant qui borde le petit embarcadère, s’accroche dans les saris safran et sous les ombrelles pourpres.

Homme qui marche sur la plage

L’arrivée du bateau réveille un officier gardant l’entrée au paradis et, derrière lui, un essaim de tuk-tuks noir et jaune qui somnolaient tranquillement à l’orée des façades délavées. Un soupçon d’Inde à 1 400 km du continent auquel il appartient. Le frémissement retombe aussitôt dans une torpeur commune à toutes les îles du monde. Pourtant, au bord de la route, les clichés indiens continuent à défiler au ralenti : un groupe d’ados jouent au cricket dans un champ ébouriffé, un vieil homme en dhoti suit la partie, encadré de deux vaches efflanquées, trois femmes marchent en direction du marché, des guirlandes de jasmin balançant à leurs cheveux. L’air est chaud, humide, il tourbillonne et nous enveloppe. La route rapiécée bifurque alors et pique vers le cœur vert de l’île. Le deux-temps du tuk-tuk s’égosille en prenant son élan, il grimpe sous la végétation, faisant décoller une volée de perroquets. Fondu au vert.

Portrait d'une femme en Inde

Laissant la plage de Govind Nagar où les bungalows poussent dorénavant en rang d’oignons, on grimpe dans les terres, jusqu’au bout d’un chemin. À l’ombre d’un monumental arbre à pluie, une maison de bois tressé marque le terminus d’un long voyage. Débuté par les airs jusqu’à Port Blair, capitale et ancien port militaire des Andaman, il s’est conclu par deux heures de bateau, seul moyen avec l’hydravion d’atteindre l’île – la population locale ayant refusé l’aéroport. Cette équation miraculeuse préserve encore Havelock d’un destin similaire à celui des îles de Thaïlande, avec lesquelles l’archipel indien partage généreusement sa mer.

piscine de nuit

Il y a quinze ans, c’était un jardin secret gardé par les routards, plongeurs, aventuriers et familles indiennes qui se contentaient allègrement de paillotes rudimentaires. Dans un même esprit de simplicité mais avec un goût prononcé pour le beau et le douillet, la designer Atalanta Weller et son chef de mari, Mark Hill, ont trouvé sur une ancienne plantation de bananiers et de palmiers à bétel le lieu idéal pour bâtir une cachette exotique accrochée à la colline. “J’ai découvert Havelock à 19 ans, au cours d’un long périple en Inde. Lorsque vingt ans plus tard germait l’idée de créer une retraite dans un lieu à part, l’île s’est imposée comme une évidence”, raconte l’entrepreneur british,également à la tête d’une marque de gin et d’un restaurant/ guest-house sur Oxford Street.

Végétation sur les îles Andaman

Résultat, après cinq années de construction au gré des moussons, des aléas de l’insularité et de l’administration indienne naissait le Jalakara. En sanskrit, “la source”. Une quintessence d’exil tropical : “C’est une chance rare aujourd’hui, un sentiment quasi irréel de se retirer du monde que l’Inde sait offrir”, explique Mark. S’ils ont confié les clefs de leur éden à Shruti Rao, manageuse ultradynamique ayant troqué un job de productrice à Bombay pour une bulle de calme, le couple londonien vient régulièrement se ressourcer dans l’une des sept habitations enfouies dans la végétation. “Nous tenons à ce que nos hôtes vivent un moment hors norme. Aujourd’hui, où que vous soyez dans le monde, vous retrouvez le même champagne, la même nourriture, vous êtes sans cesse connectés. Ici, il faut s’adapter, réapprendre, accepter de ne pas avoir ce que vous voulez quand vous voulez.” Que les âmes sensibles se rassurent, la vie au Jalakara n’a rien du purgatoire. S’il faut oublier wi-fi et alcool – soumis à une réglementation stricte sur toute l’île, même si l’établissement obtiendra bientôt sa licence –, le reste n’est que volupté.

Femmes qui cultivent en Inde

Premier matin du monde, après une nuit bercée par des chants de grenouilles robotiques, l’esprit reste en suspension telle la brume sur la canopée. Douche ouverte sur la jungle, avant de quitter son cocon de béton poli déclinant les couleurs du ciel. Objectif affirmé des lieux : mêler une touche de modernité à des techniques indiennes vernaculaires. L’architecte Ajith Andagere du célèbre Studio Mumbai a donc convoqué sur place plusieurs artisans du sud de l’Inde (dont un compagnon charpentier français, installé à Pondichéry). Un exemple : les tuiles d’argile moulées par une famille du Karnataka, dernière détentrice des secrets de fabrication. Dans la même veine, meubles et accessoires ont été spécialement fabriqués ou chinés en Inde. Ici, une porte du Tamil Nadu, là une baignoire en bronze – débusquée sur le continent par Shruti, chineuse avertie – qui trône aujourd’hui dans la villa privée, le havre de paix suprême bercé de forêt. Sky room, sunset suites, tower room: chacune des six autres chambres peaufine son style au fil du temps, à l’image d’une vraie maison. Dans l’escalier menant à la piscine siège un petit autel birman, trouvé par Atalanta et Mark sur une plage voisine. Un cadeau des flots autrement plus poétique que les bouteilles plastique en provenance de Thaïlande. En phase avec la nature qui l’entoure, le lieu invite à prendre soin d’elle, comme de soi.

« La végétation enfle, et avec elle le chuintement des cigales répondant au roulement des vagues. Un raz-de-marée végétal devant lequel on se sent bigorneau. »

Se déchausser devient un réflexe naturel, une impression par la plante pour sentir la chaleur du bois bordant l’infinity pool à fleur de végétation, puis la douce fraîcheur du béton lissé. On se pose ensuite sur un grand canapé fondu dans la masse, camouflé dans des coussins vert d’eau ; le regard glisse sur la piscine qui reflète la jungle, file à la cime des arbres et se perd à l’horizon. Un jus de citron pressé et l’on rejoint le spa, simple cube à l’air libre, lissé de nuances bleues et noires apaisantes, pour une session de yoga Iyengar. Saluant le soleil qui monte, on se concentre sur les cricris de la forêt, les yeux vissés à la cime des bananiers. Ce soir au même endroit, des mains habiles finiront d’éliminer les tensions par un massage profond. Entre les deux, une déconnexion au rythme libre : granola et fruits frais sous des oiseaux de bois dansant sous les ventilateurs, lecture au bord de la piscine bercé par une bande-son mixant cigales et sitars, fraîcheur d’une salade de pastèque, de momos (raviolis tibétains) au poisson et d’un sorbet banane concoctés par la chef indienne Sai Sabnis, passée par le Natural Gourmet et l’étoilé Rouge Tomate de New York avant de venir travailler les richesses endémiques de l’île.

Chambre d'hôtel à Andaman

On prendrait volontiers racine dans cet éden repiqué de papayers, mais la distance (2  km) avec un littoral malheureusement voué à succomber aux sirènes de l’hôtellerie est un gage de tranquillité qui invite à l’exploration. Cap donc sur Radhanagar Beach (rebaptisée plage n° 7 pour les Occidentaux égarés), l’une des plus belles plages de l’Asie du Sud-Est. On enfourche un scooter fatigué par les deux uniques routes de l’île, peu avares en nids-depoule et gravillons. Véritable accordéon, ondulant au fur et à mesure que la forêt reprend son droit du sol, la route passe quelques hameaux de cases et longe des champs de riz grillés à cette saison sèche.

Draps qui volent en Inde

Un lointain souvenir d’Indonésie effleure l’esprit, tandis que le carcan végétal se resserre. Le dégradé des verts déferle de la crête sombre des grands arbres tout là-haut en toile de fond jusqu’à la frange tendre des cocotiers délimitant les cultures. Au premier plan, un océan grandiose d’herbes folles d’un vert acidulé à faire pâlir le Pantone Greenery de l’année. Autour d’une mare deux femmes enveloppées dans leur sari pêchent sous les nénuphars à l’aide de longues cannes de bambou, une troisième est allongée et les observe, smartphone en main.

Restaurant en Inde

La route s’enroule, tel le timide cobra des Andaman, avant de plonger sous les premières cathédrales végétales, des gurjan aux troncs gris touchant le ciel. Trente, quarante, soixante mètres parfois: ils sont les géants d’une forêt encore à l’état primaire sur les trois quarts d’Havelock. Facile d’imaginer que cette nature brute abrite Hanuman –  dieu-singe du Râmâyana, l’un des deux grands contes fondateurs de l’hindouisme  – ou encore Nagnamanaba –  en sanskrit, “l’homme nu ”  –, deux mythes dont, selon les sources, découle le nom des Andaman. En réalité, à quelques miles de là, sur l’île de North Sentinel vit une tribu encore préservée de tout contact extérieur, un privilège qu’elle défend à coups de flèches s’il le faut.

 

On gare sa monture au pied des padouk ( “Pterocarpus indicus ”) qui plantent dans le sable, telles les pattes d’un T-Rex, des racines deux fois plus hautes que nous. Ces mastodontes, débités par les prisonniers anglais du bagne politique de Port Blair à la fin du XIX e  siècle, sont aujourd’hui les gardiens d’un immense trésor végétal sur lequel le gouvernement indien veille de loin. Au même endroit un temple de poche dédié à Shiva donne l’échelle magistrale du tableau et rappelle au passage le lien profond que le culte hindouiste voue aux arbres. Plus pragmatique, la jeune génération d’hindous qui visite l’île aujourd’hui, perche à selfies en main, vénère surtout l’ombre bienfaitrice des feuillages. Le grand rideau végétal révèle alors une entrée magistrale : un front de jungle tombant directement sur un long croissant de plage ivoire s’enroulant le long d’une mer d’Andaman vert amande, forcément douce.

Personne les pieds dans l'eau

Un brin de marche et un badamier invitent à se poser. On a laissé suffisamment d’air entre, à droite, un groupe composé de trois jeunes Indiens au look de surfeurs et de jeunes femmes à la blondeur nordique et, à gauche, un couple lui aussi symbole de mixité : elle peau mate élancée, lui peau claire tatouée de tortues enlacées. Un hommage épidermique à celles que l’on aura la joie de croiser quelques coups de palmes plus tard. Remontant les traces d’un pêcheur portant à dos nu une carangue aussi longue que son torse, on découvre dans une crique l’aquarium parfait. Avec une visibilité atteignant parfois 40 m, la mer d’Andaman fait le bonheur des plongeurs, des raies mantas, barracudas et autres requins pointe blanche qui peuplent les nombreux spots des environs. À 17 h15, un flux d’or poudré arrose l’anse, découpant les silhouettes des baigneuses en sari.

Draps qui sèchent a coté de la foret

L’éternel spectacle du couchant réunit toute l’Inde : patriarche à moustaches, sikh en turban et Ray-Ban, enfants s’ébrouant, et une femme élégante qui, dans un français parfait, parle d’Havelock comme d’une perle rare pour qui habite Bombay ou même Goa. Quittant une allée de paillotes diffusant un parfum de dosa (crêpes indiennes) et de mangues fraîchement pressées, on file toujours plus à l’ouest sur un sable sucre glace. La végétation enfle, et avec elle le chuintement des cigales répondant au roulement des vagues. Un raz-de-marée végétal devant lequel on se sent bigorneau. Sur les rochers, un groupe de colosses en maillot découpent le fruit d’une partie de pêche au harpon. Ils prennent la pose, regards rieurs et bridés: magie de ces îles pointillées où l’on bascule en un clin d’œil de l’Inde à la Birmanie. Ces pêcheurs karens, véritables hercules des mers, hier nomades, ont trouvé ici une terre suffisamment aquatique. La nuit tombe, on traverse le front de forêt entre les troncs fantomatiques, fuyant les premiers sand flies (sorte de moucherons assoiffés de sang), ennemis ponctuels à l’heure du sundowner, ce premier verre du soir, que l’on prend au Barefoot (tenue déchaussée exigée).

Belle végétation

Chaque jour, Havelock révèle un nouveau visage : celui de Captain Qutub qui emmène les amateurs taquiner le barramundi (poisson amphidrome) dans la mangrove, celui des dauphins sur le récif de Jackson Bar, ou encore celui de Kalapathar Beach qui cristallise les rêves de plage déserte les plus fous. Là, il suffit de marcher dix minutes pour trouver son spot secret. C’est d’ailleurs le seul moyen, avec le bateau, d’explorer la moitié méridionale d’Havelock, la route s’éteignant brusquement en pleine jungle. Bordant l’eau cristalline, un collier de sable blanc slalome entre des troncs centenaires tombés à la mer. Un véritable musée d’histoire naturelle à ciel ouvert, peuplé de monumentales sculptures à l’écorce grise polie par l’eau salée –  mur de racines dressé vers le ciel, pachyderme végétal, licorne des mers, araignée géante trempant ses pattes. Toutes invitant à grimper sur leur dos, à fermer les yeux, à se laisser envelopper par un silence immense rythmé par le ressac feutré. Alors, enfin, on éprouve le sens profond de l’oisiveté –  une source de bonheur oubliée – qui trouve aux Andaman un terreau fertile.  Découvrez tous nos voyages en Inde et sur les îles Andaman

 

Par

BAPTISTE BRIAND

 

Photographies

JULIEN MIGNOT