Grèce

La Crete des sentiers oubliés

La Crete des sentiers oubliés

“Il y a en Crète comme une flamme (appelons là une âme), quelque chose de plus puissant que la vie ou la mort. Il y a la fierté, la détermination, la bravoure et aussi quelque chose d’indicible, d’inestimable; quelque chose qui à la fois vous réjouit d’être humain et vous fait frémir”.  Pour humer cette Crète décrite par Nikos Kazantzakis, le grand auteur et philosophe grec, il faut cheminer à pied. Illustration en Crète de l’Ouest et du sud.

Douce entrée en matière à La Canée, l’élégant port vénitien aujourd’hui dédié à la plaisance... Savourer un premier verre de vin blanc crétois au soleil couchant à l’abri de la houle et du Meltem. Flâner dans la vieille ville, et se perdre dans le dédale d’échoppes d’épices, de miels et de plantes aromatiques. Les rayonnages montent haut : bocaux et sacs de vrac pleins d’infusions d’espèces endémiques, comme ce magique thé des montagnes ou ces feuilles médicinales aux arômes puissants. Nous voilà emportés loin, sur les reliefs et les plateaux de l’austère mais riche garrigue. La Crète tiendra ses promesses.

Dès le lendemain, premier contact, première baignade, et premiers émerveillements dans la jolie baie de Kissamos. Les deux péninsules, de part et d’autre de la baie offrent un terrain de jeu incroyable pour la randonnée et la plongée en apnée. En continuant vers l’Ouest, face à l’île d’Imeri, se trouve un autre des plus beaux sites crétois : la baie de Balos. C’est ici que l’île de Tigani se rattache à la côte par une étroite bande de sable. En bas du chemin, se déploie une superbe lagune d’eau aux nuances turquoise. On pique vers le Sud en traversant les villages de bergers et de maraîchers : Platanos, Sfinari, Plagiade, Kefali... Plus à l’est, la corniche sent bon le thym. Là se nichent quelques pensions familiales. Il y fait bon se rafraîchir en écoutant le chant des grillons avant de se régaler d’un poulet mijoté aux olives confites. Puis retour vers la mer, pour rejoindre le monastère de Chrissoskalitissa et plus loin, ultime récompense, les eaux turquoise de la presqu’île d’Elafonissi.

À partir d’Elafonissi, après une route tortueuse, voilà enfin Paleochora. Il y a comme une certaine idée de la joie de vivre dans l’air embaumant de jasmin et d’air marin de cette station balnéaire de charme. Paleochora est la porte d’entrée de la côte sud. On pourrait caboter de ports en ports jusqu’à Sfakia. Mais c’est ici que passe le plus long sentier de grande randonnée européen, le fameux E4, celui qui fait tout le tour de l’Europe. Dans son parcours crétois, le E4 est d’une indicible beauté. Mais pas toujours bien balisé, il oblige à se concentrer sur les passages vertigineux et à être organisé dans l’approvisionnement en eau. À nous les gorges majestueuses, les sentiers muletiers, les villages de montagnes enfouis sous les lauriers roses, les plages paradisiaques ! En route pour Sougia, Omalos, Agio Roumeli et les Gorges de Samaria ! De l’enfer à l’éden et réciproquement...

Quelle récompense de marcher loin de l’agitation du monde en s’immergeant dans les gorges ombragées. Pour un temps vous ressentirez la liberté et l’âpreté de la vie d’une chèvre, tout en traversant quelques vestiges minoens uniquement accessibles à pied, c’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt des 1 000 kilomètres de côtes de la Crète, ces lieux cachés uniquement accessibles par le marcheur. La montée jusqu’au plateau d’Omalos, environ 1 400 mètres de dénivelé, se paie. Les forêts sont rares sur l’île mais les pinèdes des environs sont remarquables avec de nombreux pâturages. Le haut-plateau est fertile, des orangeraies s’étendent sur cette terre au soleil abondant. Cap au sud, soit par des chemins de crête, soit par les failles spectaculaires, pour admirer le spectacle des Montagnes Blanches (Lefká Óri) se jetant à pic dans la mer. Les immenses Gorges de Samaria sont les plus connues, elles s’étendent sur dix huit kilomètres. Il faut de bons mollets pour redescendre les 1 200 mètres et rejoindre la Grande Bleue à Agia Roumeli. Du centre de l’île jusqu’au littoral, les hauts reliefs donnent naissance à une multitude de paysages. Bien que la mer soit omniprésente, en parcourant ces sentiers, on comprend vite que les Crétois ne sont pas des marins mais bien des montagnards. Après l’épreuve, il est mérité de profiter de la plage ou d’une terrasse de taverne avant d’embarquer sur le ferry pour Loutro.

Seul port naturel de la côte sud, Loutro est lui aussi relié par le sentier E4. Dans un cadre naturel bien préservé le village garde son charme, les constructions composées de cubes et de rectangles blancs irréguliers sont à taille humaine. Dans les tavernes du front de mer, bousculade de spécialités crétoises : produits de la pêche, agneau rôti suspendu aux branches d’oliviers, ragouts de chèvre... Et si vous apercevez des souvlaki et des tourne-broches électriques, fuyez oh misère ! Loutro est l’unique point de départ pour rayonner dans les hameaux côtiers environnants qui sont une sorte de ravissement. Là les pensions sont tenues par de fières familles de bergers descendus des montagnes pendant la saison estivale. En poussant vers l’ouest, à trente minutes de marche, s’étire Lycos Beach, la plus authentique et la plus sauvage des plages. Dans la petite baie, installé à l’ombre des palmiers endémiques, vous serez bercé par le vent venu d’Afrique et le son des cloches des troupeaux de chèvres. Une authentique bergerie reçoit à quelques mètres du sable. Un florilège de plantes aromatiques et médicinales est cultivé avec soins sur la terrasse ombragée. À l’aube, le troupeau de plus de cinq cents chèvres et moutons descendent des montagnes environnantes prendre leur petit-déjeuner. The Small Paradise Hotel porte bien son nom, un paradis où les petits plaisirs deviennent immenses. À deux pas, Nikos Restaurant est tenu par la même fratrie. Un seul credo, les produits doivent être frais et tout est fait maison. Les fruits gorgés de soleil, figues, pêches, melon, raisin, amandes, et les légumes, aubergines, tomates, courgettes, viennent du verger potager communautaire. On y vit en autarcie complète. Le fromage de brebis et la salade de poulpes y ont un goût incomparable. De temps en temps, les dés roulent sur les tabliers de portes (backgammon). Parfois Georgos entonne un air de rebetiko sur son bouzouki, les enfants virevoltent gaiement autour des tables, et pourtant le calme règne.

À deux pas se trouve Georgos House, un “Georgos” de la ville cette fois. Cette maison ancrée dans le littoral, bercée par les flots, fait corps avec le ciment naturel de la plage. Dans cette maison d’artistes, les seules règles valables sont le respect de la nature et l’amour des arts. La pension offre quelques chambres simples et elle est de loin la meilleure table de la côte tant les plats sont élaborés avec passion. Sur la terrasse arborée de remarquables tamaris luttent fièrement face aux vibrations de la lumière, du vent et de la mer. Ici il n’y a rien à faire et pourtant comment s’ennuyer ? Une bonne idée de promenade matinale est de pousser jusqu’au village de Livaniana perdu sur les hauteurs. Faire du canoë, plonger dans ces fonds marins particulièrement riches pour la Méditerranée. Les sources d’eau fraîche suintant abondamment des Montagnes Blanches calment les ardeurs du réchauffement climatique. Le corail est toujours en vie et il n’est pas rare d’y croiser la tortue qui y a élu domicile. La balade côtière pour accéder à Marmara Beach est époustouflante, les camaïeux de verts et de bleus profonds se succèdent dans la vue surplombante des tortueuses falaises ocres. Elle mène tout droit à une plage de galets entourée de baignoires creusées dans le marbre blanc. Comment résister dès lors à une nage dans ses eaux quand il fait 35° à l’ombre. Choc thermique vivifiant. Toutes ces aventures au grand air mettant en appétit, la paillote de Marmara Beach devient la plus charmante de la planète : son animation, ses calamars, sa salade de lentilles aux petits légumes frais, son panorama sur la côte de marbre blanc et son débouché sur les gorges peu courues d’Aradena.

Si les bergers descendent des montagnes et des plateaux pour se rafraîchir l’été en bord de mer, les randonneurs grimpent à l’ombre des gorges d’Aradena. Compter entre quatre et six heures de marche. Durant l’ascension, les rapaces survolent, aigle royal, vautour fauve, faucon et milan noir. Le canyon remonte jusqu’au mont Pachnès (2 453 m), en passant par un sentier muletier aux zigzags aussi spectaculaires que séculaires, pour finalement rejoindre les pâturages du village d’Aradena. Ce village de farouches bergers, qui a gardé des vestiges de son architecture traditionnelle, fut autrefois décimé par la vendetta après un vol de chèvre. Aujourd’hui il reprend vie, grâce aux nouvelles générations moins promptes à sortir le fusil. Un habitant du village ayant fait fortune en Amérique a construit le petit pont métallique qui traverse aujourd’hui les gorges devenues un haut-lieu du saut à l’élastique. Sur les hauteurs, le paysage est plus doux que sur la côte, la vie est calme et campagnarde. Sur la place du village d’Anopolis, l’âme du pays, trône l’immaculée statue d’albâtre de Daskaloyannis, héros national, martyr d’une révolte contre les Turcs, qui nous rappelle que ce village fût entièrement détruit en 1770 avant d’être rasé par les Allemands en 1941. La Crète irréductible a toujours résisté à ses envahisseurs. À la sortie du village personne ne résiste en revanche à la boulangerie de Yannis qui vous fera généreusement goûter son pain à l’anis et les délicieux biscuits confectionnés par son épouse.

Après toutes ces sensations, avant de rejoindre le port d’Hora Sfakion, il faudra passer par la plage de Sweet Water pour terminer en apothéose. De Loutro emprunter le magnifique chemin côtier longeant la falaise, toujours le E4, ou caboter si le temps presse. Sweet Water est une plage en partie nudiste, mais l’essentiel n’est pas là. La mer toujours aussi transparente est plus fraîche qu’ailleurs, les sources d’eau douce de la montagne s’écoulent directement par la nappe phréatique. Après un bon bain de mer frais donc, la tradition locale est de creuser son trou dans la plage pour créer une cuvette d’eau douce. Alors délicatement à l’aide d’un récipient (que l’on vous prêtera), vous vous aspergerez abondamment. Sensation d’un bien-être voluptueux. Prêt pour un retour sur la terre ferme du petit port de Hora Sfakion, hub incontournable pour poursuivre le périple plus à l’est ou retourner se fondre dans l’agitation de La Canée.

 

récit 

NICOLAS JARDRY